Actualités
Présentation du projet
Le droit économique et le droit de l’environnement ont longtemps été présentés comme des champs hermétiques l’un à l’autre. Cette présentation des choses correspond à un double projet.
D’une part, un projet d’autonomisation du droit régissant l’entreprise et les marchés par rapport aux politiques gouvernementales (qu’elles soient économiques, sociales ou environnementales). Ce projet s’est traduit par une succession de réformes qui, du XIXe siècle à nos jours, ont favorisé l’industrialisation et la globalisation économique, notamment : l’affirmation du fait que la société commerciale était une entité réelle dont le régime juridique devrait être taillé sur celui des personnes physiques, ce qui a conduit à l’essor de la protection de la liberté des entreprises contre les tentatives de l’État d’ordonner leur conduite et de limiter leur pouvoir[1] ; la libéralisation des marchés de capitaux et de biens et services et la généralisation de la liberté d’établissement, qui ont favorisé la mobilité des entreprises et leur ont ouvert la possibilité de faire pression sur les États en vue d’obtenir un droit propice à l’intérêt privé de leurs dirigeants ; le transfert à des autorités administratives indépendantes de la mission de réguler les marchés afin de garantir que cette régulation soit neutre politiquement au sens où elle serait soustraite à l’emprise des priorités politiques du Gouvernement en place. Au terme de ce processus, la conviction s’est affermie que le droit régissant les sociétés commerciales et les marchés aurait pour finalité essentielle de garantir la libre concurrence dans un objectif ultime de développement de la croissance économique.
D’autre part, un projet d’autonomisation du droit de l’environnement. Jusque dans les années 1970, une grande partie de la réglementation que l’on qualifie rétrospectivement comme « environnementale » pouvait être aussi bien décrite comme « économique ». Il s’agissait en effet de rendre les risques et les dommages provoqués par l’industrialisation triomphante socialement tolérables, au moins autant voire plus qu’il ne s’agissait de préserver les écosystèmes ou la santé des populations[2]. Mais à partir des années 1960-1970, un nouveau discours s’est imposé pour décrire le droit de l’environnement. Il s’agirait d’un droit pour l’environnement tourné vers un objectif premier de protection de l’environnement, d’un droit public destiné à soumettre les entreprises à des contraintes écologiques. En pratique, la fabrique du droit de l’environnement est très largement restée pétrie d’un esprit de compromis avec les intérêts économiques[3]. Il n’en demeure pas moins que dans les esprits et dans les institutions, le droit de l’environnement s’est largement vu reconnaître le statut d’une branche du droit autonome tournée vers un objectif proprement extra-économique.
Au terme de ce phénomène de double autonomisation, le système juridique a ainsi semblé avoir transposé la dissociation chère aux économistes entre le fonctionnement des entreprises et des marchés d’un côté et la gestion des externalités négatives issues de leur fonctionnement de l’autre. La conception très disciplinaire des cursus d’enseignement dans les facultés de droit a alimenté l’ignorance mutuelle entre spécialistes de droit économique et du droit de l’environnement. Cette ignorance mutuelle a favorisé – entre autres conséquences – l’élaboration de normes de droit économique peu promptes à intégrer des questions d’environnementet, en sens inverse, des législations environnementales peu en prise avec la réalité des catégories et des opérations permises en droit économique[4].
La distinction entre le droit économique et le droit de l’environnement perd cependant en netteté. Depuis les années 1980, le développement des « instruments économiques » du droit de l’environnement (fiscalité environnementale, marchés de biens environnementaux) a contribué à une première prise de contact. Ce phénomène a favorisé l’essor de segments de marché spécialisés dans la fourniture de produits « verts », par exemple de produits d’investissement spécifiquement destinés à favoriser la transition écologique, tels que les Green bonds (obligations vertes). Cette évolution n’a cependant pas fondamentalement transformé la substance du droit économique. En 2016 encore, la doctrine autorisée observait ainsi que le droit des affaires faisait partie des matières juridiques les plus hermétiques à l’imprégnation environnementale[5]. Depuis quelques années la situation semble toutefois évoluer, tout particulièrement dans le contexte d’une relance économique post-Covid que l’on espère « verte ». Il est de plus en plus question d’intégrer les objectifs environnementaux dans le noyau dur des normes qui constituent l’infrastructure juridique de l’économie contemporaine (droit des biens et droit des obligations[6], accords de libre-échange[7], traités d’investissement, règles prudentielles[8], lois de finance[9], etc.), non seulement au titre des exceptions susceptibles de justifier des exceptions aux droits et libertés économiques proclamés (droit de propriété, liberté d’entreprendre, liberté de circulation des biens et des services et des capitaux) mais aussi de plus en plus au titre des objectifs poursuivis. Le mandat des régulateurs économiques pourrait évoluer en conséquence[10]. Cette dynamique conduit certains analystes à prédire que le droit économique entrerait dans un nouvel âge : après la concentration, la globalisation et la numérisation, « [i]l y a un quatrième âge qui se profile à travers le mouvement d’écologisation »[11]
Dans ce contexte, il est crucial de faire avancer la réflexion sur l’intégration croissante des enjeux environnementaux au sein du droit économique. A quels enjeux répond-elle ? Selon quelles modalités s’opère-t-elle ? Quelles sont les conséquences prévisibles à en attendre ? Quels prolongements lui donner ?
[1] V. not. P. Ireland, « Efficiency or Power? The Rise of the Shareholder-oriented Joint Stock Corporation », Indiana Journal of Global Legal Studies, 2018, vol. 25, n° 1, pp. 291-330 ; J.-P. Robé, A. Lyon-Caen et S. Vernac (dir.), Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System, Routledge, 2016.
[2] V. not. F. Jarrige et T. Leroux, La Contamination du monde : une histoire des pollutions à l’âge industriel, Seuil, 2017.
[3] A. Vauchez, « Urgence climatique : « L’Etat est un archipel de compromis », Le Monde.fr, 11 sept. 2020.
[4] G. J. Martin, « Les apports du droit économique au droit de l’environnement : leviers, limites, opportunités », Énergie – Environnement – Infrastructures, mai 2018, n° 5, dossier 3, p.18 et s
[5] M. Prieur et alii, Droit de l’environnement, Précis Dalloz, 7e éd., 2016, n° 8, p. 8.
[6] Dernièrement, v. le colloque qui s’est tenu à l’Université de Bordeaux le 24 sept. 2020 sur « L’apport du droit privé à la protection de l’environnement ».
[7] J. Bouissou, « La France s’oppose à l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur », LeMonde.fr, 19 sept. 2020.
[8] « Verdir le système financier : la nouvelle frontière », Revue de stabilité financière, 2019, vol. 23, Banque de France.
[9] Le Billet économique de A.-L. Jumet, « Covid-19 : conditionner les aides aux entreprises à des engagements environnementaux ? », France Culture, 20 avr. 2020.
[10] J. Ansidei et B. de Juvigny, « Le rôle du régulateur et les défis à relever ; Note sous Loi numéro 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises », Revue Banque, 01/06/2019, n° 833, pp. 10-12 ; Autorité de la concurrence, AMF, ARCEP, ART, CNIL, CRE, CSA, HADOPI, Accord de Paris et urgence climatique : enjeux de régulation, mai 2020. D’ores et déjà, l’article L. 621-1 du Code monétaire et financier a été amendé pour préciser que « l’AMF veille à la qualité de l’information fournie par les sociétés de gestion pour la gestion de placements collectifs sur leur stratégie d’investissement et leur gestion des risques liés aux effets du changement climatique ».
[11] J.-B. Racine, « Introduction », in J.-B. Racine (dir.), Le Droit économique au 21e siècle : notions et enjeux, LGDJ, 2020.